CISTERCIENS

CISTERCIENS
CISTERCIENS

L’ordre cistercien apparaît, au Moyen Âge, comme l’une des réalisations les plus remarquables de l’idéal monastique. La fondation de Cîteaux (1098) s’inscrit dans le vaste mouvement de retour aux sources authentiques du christianisme, qui caractérise la réforme de l’Église inaugurée par le pape Grégoire VII. Comme beaucoup de rénovateurs de la vie monastique à cette époque, les premiers cisterciens fondent leurs abbayes loin des lieux habités, en quête d’une solitude favorable à une vie vouée à la prière. Mais, à cet élément érémitique, ils unissent harmonieusement l’idéal communautaire formulé par la règle de saint Benoît, qu’ils se proposent de pratiquer dans toute sa pureté.

Deux éléments achevèrent de donner à l’Ordre sa physionomie originale: d’une part, une législation fondée sur le principe de l’unanimité dans la charité permit de sauvegarder l’autonomie interne des monastères, tout en assurant une centralisation suffisante. Cette Charte de charité exerça une influence profonde sur d’autres ordres religieux. D’autre part, pour animer spirituellement l’institution, une pléiade d’écrivains cisterciens de haute qualité (saint Bernard et son école) élaborèrent une doctrine de l’union mystique avec Dieu, dans laquelle l’influence des Pères latins et celle des Pères grecs se conjuguent en une synthèse unique en Occident.

Après des débuts difficiles, Cîteaux connut, avec l’arrivée de saint Bernard et de ses trente compagnons, une grande prospérité, qui lui permit de fonder coup sur coup quatre abbayes: La Ferté (1113), Pontigny (1114), Clairvaux, dont saint Bernard était l’abbé, et Morimond (1115). Ces quatre abbayes ne tardèrent pas à essaimer à leur tour, couvrant l’Europe de leurs filiales, du Portugal à la Pologne, de la Norvège à la Sicile.

Le monastère cistercien est établi le long d’un cours d’eau, dans une vallée presque toujours éloignée de toute habitation. Il forme un ensemble compact de bâtiments disposés dans le même ordre autour du cloître généralement situé au sud de l’église, et celle-ci est toujours «orientée», à moins que la configuration du terrain ne s’y oppose. À l’aile orientale du monastère, le bâtiment des moines comporte, au rez-de-chaussée: la sacristie et l’armarium (ou bibliothèque); le chapitre; l’auditorium , où se fait la distribution du travail; l’escalier du dortoir; un passage conduisant à l’extérieur; la salle des moines. Tout l’étage est occupé par le dortoir. Sur la galerie du cloître opposée à l’église s’ouvrent: le chauffoir; le réfectoire, généralement construit perpendiculairement au cloître; la cuisine. L’aile ouest est occupée par le bâtiment des convers, avec, au rez-de-chaussée: le réfectoire; puis, séparé par un passage, le cellier, qui s’étend jusqu’à la façade de l’église, et, à l’étage, le dortoir, dans toute la longueur du bâtiment. C’est surtout par leur architecture que les Cisterciens occupent une place importante dans l’histoire de l’art. Mais ils se distinguèrent également dans la fabrication des vitraux et des carreaux vernissés, ainsi que dans l’enluminure des manuscrits.

Au cours des siècles, sous la pression des circonstances historiques, l’Ordre se scinda en deux familles spirituelles, actuellement encore très florissantes l’une et l’autre: le saint ordre de Cîteaux, ou commune observance, et l’ordre des Cisterciens, ou stricte observance, souvent appelés «Trappistes». À maintes reprises, les Cisterciens ont dû s’adapter à des circonstances nouvelles, tout en s’efforçant avec plus ou moins de bonheur de rester fidèles à l’esprit des fondateurs. Le contexte de notre époque les invite à un renouvellement plus profond encore: mais leur fonction propre dans l’Église et dans le monde leur paraît exiger qu’ils maintiennent dans leur vie le primat du culte divin, et, dans le cas de la stricte observance, l’orientation strictement contemplative du premier Cîteaux.

1. L’ordre cistercien

Le Siècle d’or

Des origines à l’apogée

L’abbaye bénédictine de Molesmes, appartenant à la réforme de Cluny, fut le berceau de l’ordre cistercien. En 1098, quelques moines se détachèrent de Molesmes, sous la direction de l’abbé Robert et du prieur Albéric: le but de leur fondation, appelée «le nouveau monastère», fut de vivre intégralement la règle de saint Benoît, observée dans la majorité des monastères, mais souvent modifiée dans son esprit. Cluny traversait à cette époque une période florissante, et sa prospérité risquait de provoquer un certain relâchement. Les futurs cisterciens, par leur fidélité à l’observance monastique primitive, souhaitaient, en s’inspirant de Cassien et des Pères du désert, répondre à un idéal plus rigoureux: retour à la simplicité dans la vie quotidienne, dans le culte et dans l’art; rupture avec le monde, pauvreté, silence, travail manuel, tels seront les éléments principaux de la création cistercienne. Cîteaux (de cistels , roseaux) sera fondé en Bourgogne: Bernard (dit de Clairvaux, car il sera l’organisateur de ce monastère) vint en 1111 accompagné de plusieurs de ses frères, de cousins et d’amis, rejoindre les moines réformateurs, qui, très vite, purent essaimer. En 1115, l’abbé de Cîteaux, Étienne Harding, charge Bernard de fonder Clairvaux. À la fin du XIIe siècle, Cîteaux compte 343 monastères groupant un nombre important de moines: ainsi, le noviciat de Clairvaux compte cent membres dès 1148.

L’école cistercienne connaît son apogée au XIIe siècle; des hommes d’une rare personnalité en assurent la grandeur: Bernard de Clairvaux et Guillaume de Saint-Thierry. D’autres religieux, moins célèbres mais importants par leurs ouvrages, tel Aelred de Rievaulx, Guerric d’Igny, Gilbert de Hoiland, Adam de Perseigne, Isaac de l’Étoile, affermissent la renommée de Cîteaux, modèle de la vie cénobitique médiévale. L’influence de l’école cistercienne s’exercera sur le plan de la culture, du style, de l’art, de la vie religieuse et de la dévotion. De nombreux cisterciens du XIIe siècle sont des hommes instruits, ayant fréquenté les écoles et formés aux arts libéraux; devenus moines, ils vont se détacher des sciences profanes et souvent les mépriser; toutefois, en dépit de leur sévérité, leur savoir passera dans leurs traités. La réforme cistercienne s’inscrit à l’intérieur de cette renaissance du XIIe siècle, dont on a d’ailleurs abusivement parlé, car elle est plutôt un sommet de l’art de bien écrire en utilisant les auteurs de l’Antiquité qu’une pensée religieuse peu éclairée. Les maîtres cisterciens s’imposent par l’art de la composition, l’harmonie de la forme, la poésie. Le style de Bernard, en particulier, contribuera à l’évolution du latin médiéval. Le texte biblique constitue la source essentielle des auteurs cisterciens. En tant qu’interprètes de l’Écriture, les Pères grecs et latins leur sont familiers. Étienne Harding, organisateur de Cîteaux, fait appel à des maîtres juifs pour corriger le texte de la Vulgate. Quant aux auteurs de l’Antiquité, l’école cistercienne s’en défie tout en les utilisant; elle cite volontiers leurs noms avec ceux des Pères. Bernard se référera aussi à Origène dans un de ses sermons, provoquant ainsi les murmures de son auditoire, qui le trouve quelque peu suspect; Guillaume de Saint-Thierry cite fréquemment Horace; Aelred de Rievaulx imite Cicéron et compose un De amicitia ; Isaac de l’Étoile fait l’éloge de la dialectique et, enfin, les rédacteurs de l’Exordium magnum citent Grégoire le Grand, les Pères du désert, Philon, Horace, Ovide et bien d’autres.

La théologie mystique

C’est dans le domaine de la vie spirituelle que l’influence cistercienne apparaît la plus dense. L’Ordre est régi par la Charte de charité qui fait de l’unité d’observance et d’organisation l’expression du lien de charité unissant les membres des diverses maisons. Chaque monastère sera une «école de charité», où l’on apprend «l’art des arts», qui, selon une expression de Guillaume de Saint-Thierry, n’est autre que l’art d’aimer. Ovide était lu dans les monastères cisterciens; toutefois il s’agissait non plus de l’amour profane, mais de l’art d’aimer Dieu. Des exercices ascétiques et spirituels variés apprennent peu à peu aux novices la hiérarchie dans l’amour. Les traités d’origine cistercienne doteront la théologie mystique d’un caractère original dont l’ascendant s’exercera durant des siècles: école franciscaine avec Bonaventure, le monastère d’Helfta, la «dévotion moderne» et l’école française subiront l’influence de cette doctrine. Cîteaux présente un itinéraire de l’âme la conduisant de la connaissance de soi à la connaissance de Dieu, de l’image vers son modèle, le Christ. Cet itinéraire passe donc, à travers l’humanité du Christ, de la dissemblance à la ressemblance, sans pourtant s’y attarder, car l’important est d’arriver à la contemplation du Verbe, à l’union avec Dieu, à la déification. Guillaume de Saint-Thierry, fidèle à la pensée d’Origène, de Grégoire de Nysse, d’Augustin et de Scot Érigène, ayant étudié les «trois âges de l’amour» (commençant, progressant, parfait), qui marquent les étapes du développement de la charité, et les niveaux successifs du déploiement de la foi, aboutira à une mystique trinitaire. Aussi Bernard, Guillaume et leurs compagnons offriront-ils, non seulement aux moines de leur époque, mais à l’attention des spirituels de leur temps une doctrine grâce à laquelle Cîteaux méritera le nom de «soleil de son siècle». La spiritualité monastique cistercienne dépassera le cadre des abbayes, elle influencera la mentalité chevaleresque et par là même les grands romans de chevalerie.

Concernant la dévotion à la Vierge, importante chez Bernard de Clairvaux et ses disciples, une question a été posée et résolue de diverses façons: la pensée cistercienne a-t-elle influencé l’amour courtois? Il va de soi que la glorification de la femme possède, dans l’un et l’autre cas, des motifs très différents. À Cîteaux, la Mère de Dieu est louée en raison de son rôle dans l’Incarnation: elle symbolise l’âme humaine appelée à enfanter en elle-même et dans l’univers le royaume de Dieu. Or la magnification de la femme dans l’amour courtois ne relève pas de la charité, mais plutôt de la «cupidité». Ainsi les sources de ces mouvements sont radicalement opposées. Toutefois, il est évident que la glorification de la Vierge, si intense au XIIe siècle et à laquelle la mystique cistercienne a participé et contribué, a créé un climat favorable à l’idéalisation de la femme.

Art et spiritualité

Dans l’architecture monastique, rien n’égale la beauté des abbayes cisterciennes. Situées dans des vallées, des collines, des forêts et des îles (Lérins), celles-ci ont su s’entourer d’une nature qui reflète avec magnificence la splendeur divine. À cet égard, les noms des monastères sont significatifs. Ils évoquent la simplicité de la nourriture (Maigrauge), l’échelle donnant accès au divin (Scala Dei ), l’abreuvement (Bellefontaine, Sept-Fons), la lumière (Soleilmont) et la proximité de Dieu (Port-du-Salut, Grâce-Dieu, Paix-Dieu, Val-Dieu)...

De l’art cistercien est banni le faste oriental ainsi que le raffinement de l’ornementation clunisienne; le style roman est dépouillé des images et des symboles dont les ignorants ont besoin et qui risquent de retenir le regard et de distraire l’homme intériorisé. Bernard de Clairvaux fait allusion à la sobre ivresse (sobria ebrietas ) qui jaillit du dedans et opère des mutations et des métamorphoses, sans pour autant nécessiter le point d’appui d’une imagerie extérieure. Sur la pierre, l’ornementation luxuriante est répudiée de la même manière que les fioritures dans le discours ou l’écriture. Tout est valorisé suivant une hiérarchie secrète née d’une expérience. La parure apparaît superflue. Seul le temple de l’âme est un sanctuaire orné; mais nul ne le découvre, sinon celui qui en est le porteur. C’est ainsi que l’«art d’aimer» devient approche du mystère: celui de Dieu qui se prolonge en l’homme. La simplicité en tant que dépouillement et unité possède sa véritable efficacité. Elle est beauté à l’état pur et se suffit. C’est pourquoi, selon les auteurs cisterciens, «les pierres chantent»; elles deviennent lèvres de louange non seulement pour Dieu mais pour la création. Le cosmos n’a nul besoin d’être représenté car il est présent dans le cœur du moine unifié. Aucun antagonisme n’apparaît entre l’esprit et la forme, dedans et dehors ne font qu’un, signifiant par là même les noces de l’âme et du divin.

Quant au chant cistercien, il obéit à un rite qui, établi vers 1119, apparaît d’une ample simplicité. Les modulations grégoriennes dans leur particularité cistercienne, avec les neumes qui prolongent la dernière syllabe, sont dites s’élancer d’un brasier intérieur. Il s’agit – suivant l’expression en usage – d’une prière de feu (oratio ignata ).

Premières réformes (XIIIe - XVIe siècle)

Saint Bernard fut incontestablement l’un des plus grands maîtres spirituels du monachisme, et c’est au rayonnement de sa personnalité que l’ordre cistercien doit son prodigieux essor. Mais Bernard ne fut pas seulement un moine voué à la vie contemplative à l’intérieur de son monastère: à la demande, souvent, des plus hautes autorités ecclésiastiques, il fut amené à jouer un rôle prépondérant dans les affaires de l’Église et de la chrétienté. Cette existence partagée entre le cloître et une activité extérieure devint, à la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe, la part d’un grand nombre d’abbés cisterciens, ou de moines promus à diverses dignités ecclésiastiques. Certes, l’Ordre restait conscient du contraste qui existait entre cette activité et l’idéal contemplatif de Cîteaux. Le chapitre général de 1211 essaya même d’obtenir du pape que le poids de ces obligations extérieures fût allégé. Mais le Saint-Siège continua à recourir en diverses circonstances aux prélats cisterciens, dont il appréciait le savoir-faire et la ferveur spirituelle. Lors du quatrième concile de Latran, l’ordre cistercien était à l’apogée de son influence (1215). Les ordres mendiants, qui apparaissent à cette époque, à la différence des moines voués à la recherche de Dieu seul dans la solitude, se donnent pour objectif la prédication et l’action apostolique directe. Il était normal que l’influence et la popularité dont jouissaient jusqu’alors les Cisterciens leur fussent désormais réservées. Mais, en raison de leur succès même, il était inévitable que ces ordres nouveaux en viennent à exercer une certaine attraction sur les ordres anciens, particulièrement en ce qui concerne leur théologie si parfaitement adaptée aux tendances intellectuelles du temps, de même que leur organisation juridique, assez perfectionnée. C’est ainsi que la théologie scolastique fit son entrée dans l’ordre cistercien; ce fut malheureusement, pour une part, au détriment de l’ancienne conception monastique de la lectio divina et de cette forme d’intellectualité proprement monastique, d’inspiration essentiellement biblique et patristique, qui avait caractérisé l’école cistercienne du XIIe siècle. Malgré la vigoureuse opposition des abbés du parti conservateur, en 1245 fut établi à Paris le collège Saint-Bernard, où de jeunes moines venus des divers points de l’Ordre devaient faire des études universitaires. Cette innovation fut suivie en divers pays, et les chapitres généraux encouragèrent le mouvement. En 1335, le pape cistercien Benoît XII promulga sa constitution Fulgens sicut stella matutina , par laquelle il rendait les études universitaires obligatoires, en même temps qu’il pourvoyait à une meilleure organisation financière des monastères et au maintien de la simplicité de vie. Sur le plan législatif, Clément IV avait, dès 1265, imposé à l’Ordre une constitution (Parvus Fons ) qui renforçait l’autorité du chapitre général, en lui procurant l’assistance d’un définitoire de vingt-cinq abbés: institution inspirée par les constitutions dominicaines, mais qui n’était pas sans attaches avec la tradition antérieure de l’Ordre.

Au milieu du XIVe siècle, une sombre période commence non seulement pour les ordres religieux, mais aussi pour toute la société européenne. Ce sont d’abord la peste noire et la guerre de Cent Ans; puis le grand schisme d’Occident, les guerres de Religion, qui débutent en Bohême avec les hussites et se prolongeront au cours du XVIe siècle avec la Réforme protestante. En plusieurs régions, les monastères furent complètement anéantis; ailleurs, la discipline baisse, le recrutement s’effondre, la misère règne souvent. Beaucoup d’abbayes sont données en bénéfice à des abbés commendataires, étrangers à l’Ordre et uniquement soucieux, dans la plupart des cas, de percevoir les revenus de leurs monastères; cette institution fut sans doute le pire des fléaux qui atteignirent alors l’ordre monastique.

Les premières tentatives de réforme datent du premier quart du XVe siècle. Mais Cîteaux n’est pas en état d’en prendre la tête, et le nationalisme naissant s’insinue jusque dans l’Ordre pour en miner l’unité. Ainsi apparaissent diverses congrégations, qui, tantôt, gardent un lien plus ou moins lâche avec l’Ordre, tantôt, revendiquent une complète autonomie. Elles subissent généralement, dans leur spiritualité et leur organisation juridique, l’influence des ordres religieux plus récents. La première en date est la congrégation de Castille (1425); l’une des plus célèbres sera celle des Feuillants (1587), d’une austérité extrême. Le Saint-Siège encouragea ces tentatives qui, dans le contexte de l’époque, étaient le seul moyen de promouvoir les réformes nécessaires. Pourtant l’unité de la famille cistercienne, telle que l’avait établie la Charte de charité , était définitivement ruinée. Les chapitres généraux continuent à se tenir, mais leur autorité ne s’étend plus que sur un nombre restreint d’abbayes de France et d’Allemagne. Malgré ces vicissitudes, un nombre important de monastères gardèrent, au cours des XVIe et XVIIe siècles, une ferveur réelle, même si la rencontre de l’humanisme, puis de la culture baroque, avec la vie monastique conduisit parfois à de singulières «adaptations»: «Non seulement les églises, les bâtiments abbatiaux, les bibliothèques et les réfectoires furent édifiés ou transformés selon le goût fastueux du temps, mais, dans la mesure où les circonstances le permettaient, abbés et moines imitèrent à l’envi les manières et jusqu’aux passe-temps favoris de la noblesse contemporaine... Le chœur, et même, en certaines occasions, l’orchestre se faisaient entendre régulièrement à l’église»; les jours de fêtes, «l’orchestre de chambre divertissait la communauté et ses invités pendant le repas» (L. Lekaï). Et cependant, en 1768 encore, un visiteur d’un fastueux monastère allemand écrivait: «Il y a soixante-dix moines dans la clôture... Quoique le monastère soit riche, nous avons constaté une grande pauvreté en ce qui concerne les moines.» Le caractère purement contemplatif de l’Ordre à ses origines se perdait peu à peu. Dès le milieu du XIIIe siècle, les Cisterciens desservirent les églises fréquentées par les fidèles qui habitaient sur les terres des monastères; à partir de la fin du XVIe siècle, presque toutes les maisons cisterciennes durent assumer des charges paroissiales.

La stricte observance et la Trappe (XVIIe siècle)

En France, au seuil du XVIIe siècle, la situation des abbayes, généralement soumises à la commende, était assez lamentable. La description qui nous est faite de la Trappe avant sa réforme pourrait s’appliquer à d’autres monastères: «Les portes demeuraient ouvertes le jour et la nuit, et les hommes comme les femmes entraient librement dans le cloître... Les planchers étaient rompus et pourris... Le réfectoire n’en avait plus que le nom. Les moines et les séculiers s’y assemblaient pour jouer à la boule lorsque la chaleur et le mauvais temps ne leur permettaient pas de jouer au-dehors.» «Vivaient là une demi-douzaine de moines sauvages et bons vivants, pêcheurs, chasseurs et buveurs.» Même là où la situation était moins alarmante, une réforme s’imposait. Dès les premières années du XVIIe siècle, Octave Arnolfini, abbé commendataire de la Charmoye, entrait lui-même dans l’ordre de Cîteaux et jetait les bases de ce qui allait devenir la stricte observance. En 1618, l’abbé de Clairvaux, Denis Largentier, introduisait la réforme dans son monastère et la propageait dans sa filiation. Les principes de cette réforme étaient excellents. Dans la France du XVIIe siècle, un mouvement de retour aux sources, représentées par les Pères grecs et latins, se dessinait, quoique malheureusement gauchi par un excès de pessimisme augustinien et par des insuffisances théologiques. La stricte observance, elle, voulut revenir au premier Cîteaux, compte tenu des adaptations jugées indispensables à l’époque, comme le maintien de la cellule individuelle au lieu du dortoir commun. L’abstinence perpétuelle, le silence rigoureux, le travail manuel, une vie simple et pauvre étaient les points essentiels de ce programme. En ces années qui suivaient le concile de Trente, le climat général était favorable aux réformes. Les débuts de la stricte observance furent prometteurs: Denis Largentier était un homme plein de tact et de discrétion, l’abbé général Nicolas Boucherat se montrait bienveillant, et, en 1618, le chapitre général lui-même se prononçait en faveur d’une réforme modérée de l’Ordre entier; afin de sauvegarder l’unité, il refusait toutefois d’ériger la stricte observance en congrégation distincte. Puis des malentendus et des rivalités de personnes envenimèrent gravement les rapports entre les deux observances. D’interminables querelles, qui ne sont pas sans analogie avec celles qui divisèrent le Carmel à l’époque de saint Jean de la Croix, se prolongèrent jusqu’à la fin du siècle. En 1666, Alexandre VII légitimait l’existence, au sein de l’Ordre, de deux observances, l’une mitigée, l’autre pratiquant l’abstinence perpétuelle. Le conflit ne s’apaisa qu’après 1683, quand une semi-autonomie eut été accordée à la stricte observance.

Malgré ce climat agité, la stricte observance compta de saints abbés, qui surent se tenir à l’écart des discussions, tel dom Eustache de Beaufort, réformateur de Sept-Fons, et des moines d’une ferveur remarquable. Aucun nom cependant n’émerge vraiment, sauf celui de l’abbé de Rancé, réformateur de l’abbaye de la Trappe.

Après sa conversion, et avant d’entreprendre la réforme de l’abbaye de la Trappe, dans le Perche, dont il était abbé commendataire, Rancé avait fait une longue retraite de deux années dans son château de Véretz, près de Tours, sous la direction d’Arnauld d’Andilly, le patriarche des solitaires de Port-Royal, traducteur des Vies des Pères du désert , de L’Échelle sainte de saint Jean Climaque et du Livre de la vie de sainte Thérèse d’Avila; ces auteurs resteront les sources principales de la doctrine de l’abbé de Rancé, qui pourtant se désolidarisera du jansénisme des Arnauld. L’originalité de la Trappe, au sein de la stricte observance, viendra en grande partie du souci de Rancé d’interpréter la règle de saint Benoît à partir de la tradition monastique primitive, surtout orientale. Dans son monastère, il dédiera des chapelles à saint Jean Climaque et à sainte Marie l’Égyptienne; il traduira lui-même les Instructions de saint Dorothée de Gaza – l’un des plus équilibrés parmi les auteurs ascétiques orientaux –, et ses propres œuvres ne sont guère qu’un tissu de citations des Pères. Cette manière de comprendre la règle à partir de la tradition antérieure n’était pas étrangère au premier Cîteaux. Mais les maîtres spirituels de l’âge d’or avaient su opérer une synthèse entre l’enseignement essentiellement pratique des Pères du désert et la doctrine plus spéculative d’un Grégoire de Nysse et d’un Maxime le Confesseur; ce second élément fait malheureusement défaut chez Rancé. Son tempérament passionné, ses outrances de converti, l’esprit rigoriste du temps et ses exagérations oratoires expliquent qu’il soit devenu un signe de contradiction. Il fut cependant surtout possédé de ce qu’il appelle lui-même «cette ardeur et cette vivacité sainte, sans laquelle il n’est pas possible de servir Dieu d’une manière qui vous soit utile ou qui lui plaise». «L’amour d’un pénitent, avouait-il, quand il est sincère et violent, ne trouve rien qui l’arrête.» Ses moines lui étaient très profondément attachés, et il sut faire, de recrues étonnamment disparates, une communauté unie et paisible, à laquelle il imprima une ferveur durable.

Des grands bouleversements à la résurrection de l’Ordre

Le siècle des Lumières amena partout le déclin de l’état monastique. Dans l’empire d’Autriche-Hongrie, Joseph II décrète, en 1782, la dissolution des ordres contemplatifs, jugés inutiles, et la confiscation de leurs biens. Malgré leur activité paroissiale considérable, la plupart des monastères cisterciens sont supprimés. Ceux qui survécurent – une douzaine – furent obligés, pour légitimer leur existence, d’assumer des fonctions d’enseignement, prenant ainsi la relève des Jésuites, supprimés eux aussi. En France, à la veille de la Révolution, deux cent vingt-huit monastères subsistaient; mais la plupart d’entre eux ne comptaient plus que de deux à dix moines. Seuls des monastères comme Cîteaux, Clairvaux, la Trappe, Sept-Fons gardaient des effectifs importants. La Révolution balaya tout; les deux tiers environ des anciens Cisterciens refusèrent la constitution civile du clergé: un certain nombre gagna l’exil, les autres périrent en déportation ou sur l’échafaud. Seule la Trappe survécut, en tant que communauté, au prix d’une extraordinaire odyssée de vingt-quatre ans. Le 26 avril 1791, vingt-quatre religieux de ce monastère, sous la conduite de dom Augustin de Lestrange, gagnaient la Suisse et s’installaient dans l’ancienne Chartreuse de la Val-Sainte. En 1798, il durent fuir devant la progression des armées révolutionnaires. Sans jamais omettre de célébrer l’office divin et de garder la règle, dont ils avaient encore accru l’austérité, ils traversèrent l’Europe et atteignirent la Russie, sans cesser de se recruter et de jeter les bases de fondations nouvelles jusqu’en Amérique.

Dans l’ensemble de l’Europe, l’occupation napoléonienne se traduisit presque partout par la sécularisation des monastères. Ce mouvement se poursuivit à la faveur des révolutions du XIXe siècle: tous les monastères d’Espagne et du Portugal furent supprimés en 1835, et ceux de Suisse en 1848. Les chefs-d’œuvre de l’architecture cistercienne furent transformés en casernes, en entrepôts ou, trop souvent, en carrières de matériaux. De l’ancien ordre de Cîteaux ne subsistaient que la postérité de la Trappe et une douzaine de monastères en Europe centrale.

À partir de 1814, plusieurs monastères avaient pu être restaurés dans les États pontificaux; après 1830, ce mouvement de restauration s’étendit à la Belgique. Dans la suite, diverses fondations se firent dans les pays germaniques, et la France vit l’établissement de la congrégation de Sénanque. Ainsi se trouvait reconstituée la commune observance. En 1868 se réunissait à Rome le premier chapitre général qui eût été tenu depuis 1786, et la fonction d’abbé général, éteinte depuis la mort de son dernier titulaire en 1797, était rétablie. D’autre part, les trappistes de la Val-Sainte, qui, entre 1791 et 1815, étaient passés de vingt-quatre à six cents, avaient essaimé et repris pied en France et en Belgique. À la fin du XIXe siècle, la commune observance, partagée en six congrégations, comptait trente monastères; la stricte observance, divisée en trois congrégations, en possédait cinquante-deux. Entre les deux groupes, des différences de plus en plus profondes se dessinaient: les Trappistes menaient une vie purement contemplative et excluaient toute mitigation; la commune observance, surtout depuis le joséphisme, avait une large activité paroissiale et enseignante. En 1892, les trois congrégations de Trappistes s’unissaient pour former un ordre entièrement indépendant, ayant ses propres chapitres généraux et son propre abbé général, sous le nom de Cisterciens de la stricte observance. En 1898, ils rachetaient le monastère de Cîteaux, qui retrouvait pour eux sa fonction de chef d’Ordre.

Dans les décennies qui suivirent la séparation des deux observances, l’une et l’autre virent leurs effectifs s’accroître malgré les guerres et les persécutions. Elles multiplièrent les fondations, souvent dans des pays lointains. La stricte observance posséda plusieurs maîtres spirituels de valeur: dom J.-B. Chautard, abbé de Sept-Fons; dom Vital Lehodey, abbé de Bricquebec, qui mit au point le directoire spirituel de l’Ordre; dom Anselme Le Bail, qui donna une vigoureuse impulsion aux études sur les auteurs cisterciens du XIIe siècle, et enfin dom Godefroy Bélorgey, abbé auxiliaire de Cîteaux. Les épreuves, cependant, ne manquèrent pas: lois anticongréganistes en France; Première Guerre mondiale; guerre civile d’Espagne, au cours de laquelle la plupart des moines du monastère de Viaceli furent mis à mort; puis Seconde Guerre mondiale. Les difficultés les plus graves commencèrent après 1948 pour les monastères situés dans les zones d’influence communiste. Sauf en Pologne, toutes les maisons de l’Ordre furent fermées. En Chine, la plus grande partie de la communauté de Notre-Dame de Consolation fut massacrée en 1947. En Amérique, la stricte observance connut après la Seconde Guerre mondiale un essor remarquable. L’abbaye de Gethsémani, dans le Kentucky, fut illustrée par Thomas Merton, écrivain et auteur spirituel de haute qualité.

Le renouveau contemporain

De 1951 à 1963, la stricte observance eut en dom Gabriel Sortais l’un de ses abbés généraux les plus remarquables. Devançant de près de dix ans l’œuvre du deuxième concile du Vatican, il mit au point un programme d’adaptation des observances, dans une grande fidélité à l’esprit des fondateurs de Cîteaux. Il suscita un renouveau intellectuel dans l’Ordre et établit à Rome une vaste maison d’études; il travailla à résoudre le problème de l’unification des communautés, partagées jusque-là en religieux de chœur et convers; il aida de bien des façons les fondations, notamment en pays de mission. De telles fondations continuèrent après sa mort, puisque, de 1963 à 1991, l’on en compte quatorze de moines et vingt et une de moniales, même si le nombre total des membres de l’Ordre a diminué de 23 p. 100 (en décembre 1990: 2 797 moines et 1 876 moniales).

Dès la promulgation du décret d’application du Concile en matière de vie religieuse, en 1966, un vaste questionnaire fut adressé à chaque membre de l’Ordre et les chapitres généraux jetèrent les bases du renouveau. Celui-ci demandait plus d’attention aux situations pastorales qui ne sont pas identiques partout ni même à l’intérieur d’une communauté donnée. L’uniformité d’observances devenait d’autant plus insupportable que l’Ordre se propageait sous toutes les latitudes et à travers diverses cultures. Il fallait rendre à chaque abbé plus de responsabilité effective par rapport à la vie et à l’observance de sa communauté. Le Chapitre général de 1969 marqua, en ce sens, un tournant dans l’histoire de l’Ordre en renonçant au principe de l’uniformité. Une Déclaration sur la vie cistercienne , qui était comme une charte, un pacte fondateur, définissant l’orientation contemplative de l’Ordre et les grandes lignes des observances, assurait l’unité de l’Ordre, mais laissait à l’appréciation locale le détail de ces observances. Cela se précisa dans les nouvelles constitutions de l’Ordre approuvées en 1990, dont le style et même le plan témoignent de la prédominance de la vie de chaque communauté et des valeurs essentielles du monachisme.

La liturgie a beaucoup évolué du fait de l’utilisation de la langue vivante, au moins pour la psalmodie et pour les principaux chants des jours ordinaires. Chaque communauté peut organiser sa prière selon des normes approuvées par le Saint-Siège. Cependant, la liturgie des heures maintient la veillée nocturne, avant l’aurore, marquée par une psalmodie prolongée et l’écoute de la Parole de Dieu. Pour la messe et les sacrements, les usages des Églises locales sont suivis.

Jusqu’en plein XXe siècle, les moniales étaient sous l’autorité du chapitre général des abbés. Cela ne pouvait pas durer à une époque où le rôle de la femme s’affirmait à égalité avec celui de l’homme. Une lettre du cardinal Antoniutti, préfet de la Congrégation des religieux, du 15 juillet 1970, donna aux abbesses l’autorité nécessaire pour décider de leur législation propre. Il restait à préciser comment l’unité de l’Ordre, à laquelle tous tenaient, pourrait se concilier avec l’existence de deux chapitres généraux, autorité suprême dans l’Ordre. La solution fut aportée lors des deux chapitres de 1987, à Rome: les deux chapitres sont interdépendants dans les domaines les plus importants. Par ailleurs, les abbesses peuvent participer à l’élection de l’abbé général, président de droit de leur chapitre général: cette possibilité s’exerça pour la première fois le 8 septembre 1990, lors de l’élection de dom Bernardo Olivera, originaire d’une jeune abbaye d’Argentine, ce qui est tout un symbole du renouveau de l’Ordre.

Dans l’autre branche de l’ordre cistercien, structurée en diverses congrégations autonomes, le renouveau s’est accompli d’une façon plus diversifiée, notamment dans les régions sous régime communiste, mais les tendances qui le dirigèrent furent analogues à celles qui orientèrent l’Ordre de la stricte observance.

2. L’art cistercien

L’architecture

L’Abbé de Clairvaux et l’art

En ce qui concerne l’architecture, les Cisterciens interdirent, pour leurs églises, comme contraires à la simplicité et à la pauvreté, les clochers de pierre ainsi que les peintures et les sculptures. Tout cela se trouve exprimé avec verve dans la fameuse Apologie que saint Bernard adressa, vers 1125, à son ami Guillaume, abbé bénédictin de Saint-Thierry, près de Reims. Dans cet écrit, le saint s’élève contre le luxe des églises clunisiennes, leurs dimensions excessives, leur décoration somptueuse, et en particulier contre les sculptures qui ornent les chapiteaux, dans les cloîtres comme dans les églises. Après avoir fait allusion aux immenses couronnes de lumière couvertes de pierreries, il s’écrie: «L’Église resplendit dans ses murs, mais elle manque de tout dans ses pauvres; elle orne d’or ses monuments de pierre, et laisse ses fils aller nus.» Et il ajoute, pour résumer sa pensée: «En somme, de quelle utilité cela peut-il être pour des pauvres, pour des moines, pour des hommes spirituels?»

Ces textes sont très connus, mais il n’est pas inutile de les citer, car on y retrouve, orchestrées par saint Bernard, les décisions prises par les Cisterciens concernant la simplicité et la pauvreté: d’une part, les moines n’ont que faire de tous ces ornements qui ne peuvent que les distraire dans leur oraison; et, d’autre part, la pauvreté qu’ils veulent observer leur interdit de dépenser, dans ces décorations superflues, des sommes qu’ils préfèrent réserver au soulagement des pauvres.

Tels sont les fondements spirituels de l’attitude des Cisterciens et de saint Bernard relativement à l’art.

C’est bien parce qu’ils ont méconnu cet aspect fondamental de la spiritualité cistercienne que plusieurs auteurs, et non des moindres, ont tenu saint Bernard, et du même coup les Cisterciens, pour de farouches ennemis de l’art. À commencer par Montalembert, pour qui l’abbé de Clairvaux est comme «dominé par des préjugés violents contre l’art religieux». Vacandard, le meilleur historien du saint, va plus loin en affirmant que celui-ci «manque totalement d’éducation esthétique» et qu’il est «incapable de saisir le sens caché et mystérieux des œuvres d’art». Viollet-le-Duc ne craint pas de dire que les monastères qui s’érigeaient sous l’inspiration du saint, dépouillés d’ornements et de bas-reliefs, représentent «une déviation de l’architecture religieuse qui ralentit et comprima l’élan des écoles monastiques». Ces auteurs n’ont évidemment pas compris que ce dépouillement n’est que le reflet de la spiritualité des Cisterciens. Il faut rappeler ici le mot d’Étienne Gilson, qui situe le problème à son vrai plan: «L’architecture cistercienne s’incorpore à la spiritualité cistercienne et ne saurait en être séparée.» Autrement dit, le problème n’est pas d’ordre esthétique, mais d’ordre exclusivement spirituel et ascétique. Saint Bernard ne parle donc pas en esthète ou en critique d’art, mais en moine et en ascète. En abbé aussi, chargé de conduire à Dieu toute une communauté dont il est le père et le pasteur, et dont il connaît les faiblesses et les besoins. Il sait donc mieux que quiconque que, pour des moines, les ornements sont non seulement inutiles, mais encore de nature à les distraire dans leur vie de prière.

Le plan «bernardin»

Parmi les plus beaux ensembles de l’architecture des Cisterciens, il faut citer l’abbaye de Fontenay, en Bourgogne, deuxième filiale de Clairvaux, fondée en 1119, près de Montbard. Le monastère est conservé dans son état primitif, hormis le réfectoire, qui a disparu. L’église, consacrée en 1147, reproduit à peu près le plan de celle de Clairvaux, construite par saint Bernard de 1135 à 1145. Sa disposition en forme de croix latine comporte une nef de huit travées, flanquée de bas-côtés; un transept, sur chaque bras duquel s’ouvrent deux chapelles, limitées à l’est par un mur droit, encadrant un petit sanctuaire au chevet plat. Il est à noter que cette composition n’est conçue qu’avec les lignes droites se coupant à angle droit. Toutes les voûtes sont en berceau brisé; celles des collatéraux sont perpendiculaires à la voûte de la nef. Ce parti se retrouve dans beaucoup d’églises de la filiation de Clairvaux; et aussi dans celles de Cîteaux et de Morimond.

Toutes les églises de la filiation de Clairvaux construites du vivant de saint Bernard reproduisant ce plan, il convenait de lui donner le nom de «plan bernardin», plutôt que celui de «plan cistercien», ainsi que l’on en avait pris l’habitude. Cela est d’autant plus vrai que l’on trouve des églises cisterciennes construites sur les plans les plus divers.

Le nombre croissant des prêtres rendit nécessaire de multiplier les autels. On allongea d’abord les bras du transept, pour y ouvrir, de chaque côté, trois et parfois quatre chapelles. Puis on en vint à construire un grand chevet à déambulatoire et à chapelles rayonnantes sur le pourtour. C’est ce parti qui fut adopté à Clairvaux, peu après la mort de saint Bernard.

Un autre plan est celui que Villard de Honnecourt donne dans son album comme le plan type d’une église cistercienne, avec un vaste chœur rectangulaire cantonné de collatéraux. Il est assez répandu en Allemagne et en Angleterre. L’une de ses variantes comporte un grand chevet rectangulaire, mais avec déambulatoire en équerre, sur lequel ouvrent des chapelles sur tout le pourtour. C’est sur ce type que fut construite, vers 1160, l’église de Morimond; plan adopté peu après à l’abbaye de Cîteaux. À Pontigny, comme à Clairvaux, on abattit le premier chevet, pour construire un déambulatoire avec sept chapelles rayonnantes englobées dans un mur continu à pans coupés.

Constantes de l’architecture cistercienne

La voûte d’ogives fit bientôt son apparition dans les constructions des Cisterciens; les maîtres d’œuvre de l’Ordre répandirent le nouveau style dans les fondations qui eurent lieu à travers toute l’Europe. Ce qui leur valut d’être appelés «missionnaires du gothique». Ils continuèrent pendant quelque temps encore à surplomber la nef de leurs églises d’une voûte en berceau, le plus souvent légèrement brisée, tandis que le chœur et les bas-côtés recevaient des voûtes d’ogives. Lorsqu’ils lancèrent des voûtes d’ogives sur la nef, des colonnes engagées furent ajoutées aux piliers destinés à porter les doubleaux; le plus souvent, selon une particularité chère aux Cisterciens, ces colonnes reposaient, à trois ou quatre mètres au-dessus du sol, sur des culots de toutes formes: en quart de cercle, en cône, en pyramide renversée, en biseau. Les chapiteaux des colonnes sont très simples, parfois lisses, le plus souvent ornés de feuilles d’eau stylisées, mais – et c’est là un des aspects les plus remarquables de l’art cistercien – jamais, au moins pendant près de trois siècles, les chapiteaux ne furent ornés de figures, comme c’était la coutume partout ailleurs. Les Cisterciens aimaient à orner la façade ou le chevet de leurs églises de fenêtres en triplet ou de roses. La façade de Longpont comporte encore une grande rose de dix mètres de diamètre, dont le remplage a disparu. On voit les restes d’une semblable rose sur la façade de l’église de Byland en Angleterre.

Bien que les clochers de pierre aient été interdits, on en trouve cependant dans beaucoup d’églises, comme au Thoronet, à Silvacane et à Sénanque. Mais c’est surtout en Angleterre qu’ils sont nombreux; de grosses tours carrées se dressent à la croisée du transept, selon la coutume du pays. On en rencontre aussi en Italie, où ils sont souvent plus élancés, comme le beau clocher octogonal à étages de Chiaravalle de Milan. Généralement, les deux cloches réglementaires étaient logées dans un petit beffroi de charpenterie placé à la croisée du transept. Pour un grand nombre d’églises, la façade est précédée d’un porche, comme à Pontigny et à Valmagne, en France; à Casamari, en Italie; à Maulbronn, en Allemagne. Mais ce n’était souvent qu’un simple ouvrage de charpenterie, qui a disparu, ainsi qu’on le voit encore à Fontenay, où sur la façade il y a les corbeaux destinés à porter la sablière de la charpente en appentis.

Tous les bâtiments du monastère présentent les mêmes marques de simplicité et de soin dans l’exécution, qu’il s’agisse du cloître ou du chapitre, avec sa large porte flanquée de deux baies, du réfectoire, avec la chaire du lecteur ménagée dans l’épaisseur du mur, ou, dans le préau, du lavabo logé dans un édicule en saillie, du bâtiment des convers, de l’infirmerie, comme en témoigne celle d’Ourscamp conservée intacte, et même des granges et autres bâtiments d’exploitation telles la forge de Fontenay, la grange de Volleron, qui dépendait de l’abbaye de Chaalis, la brasserie de Villers-en-Brabant, non loin de Buxelles, et la darse, ou grange d’eau, de l’abbaye de Hautecombe, en Savoie. Dans tous ces bâtiments, on retrouve, en tous pays, ces principaux traits caractéristiques, qui donnent aux constructions des Cisterciens un air de famille très marqué.

Dans la suite, les Cisterciens se départirent peu à peu de l’esprit de pauvreté et de simplicité. Déjà, à l’occasion du renouveau architectural du XVIIe siècle, plusieurs des grandes abbayes de France furent reconstruites dans le style noble et somptueux de l’époque, comme celles de Sept-Fons, de la Ferté, des Vaux-de-Cernay. En général, on conserva l’ancienne église, en se contentant de la «rhabiller» dans le goût du jour. Puis ce fut la grande vogue du style baroque, qui fit fureur surtout dans l’Europe centrale. Les Cisterciens eux-mêmes ne surent pas résister à l’engouement général. Ce qui nous a valu de vrais chefs-d’œuvre, comme les églises de Waldsassen, de Fürstenfeld, en Allemagne; de Rein et de Lilienfield, en Autriche; de Saint-Gothard, en Hongrie; de Saint-Urbain, en Suisse; de Krzeszów (Grüssau), en Pologne.

Les vitraux

L’art cistercien se manifesta aussi de bonne heure dans la fabrication des vitraux. Mais, vers 1150, un statut du chapitre général ordonna d’observer, en cela comme en toutes choses, la simplicité et la pauvreté. En conséquence, seuls furent permis les vitraux sans croix ni couleurs. Les maîtres verriers cisterciens fabriquèrent alors des vitraux incolores, en dessinant, à l’aide des plombs d’assemblage, des figures géométriques, des entrelacs, des arabesques, des fleurs stylisées. Malheureusement, il n’en reste que bien peu d’exemples. On en trouve trois beaux modèles en France, notamment à l’abbaye d’Obazine en Limousin, ainsi qu’aux églises de Bonlieu, en Auvergne, et de La Bénisson-Dieu, dans le Lyonnais.

Peu à peu, la règle des vitraux incolores tomba en désuétude; et l’on vit apparaître un peu partout des vitraux en grisaille, décorés d’abord de simples feuillages, puis de personnages, comme dans la belle église gothique d’Altenberg, près de Cologne. On trouve des vitraux du même genre à l’abbaye d’Heiligenkreuz, en Autriche; à Hauterive, en Suisse; et au Val-Dieu, en Belgique.

Les carreaux vernissés

Les premiers pavements des abbayes cisterciennes étaient généralement constitués de carreaux de terre cuite, taillés en biseau de haut en bas et sur les côtés, pour, à la fois, assurer un meilleur scellement et diminuer l’épaisseur des joints. Dans les premières années de l’Ordre, on se contentait de carreaux rouges, noirs ou blancs, au moyen desquels on exécutait toutes sortes de dessins. Plus tard, les carreaux furent ornés de dessins géométriques estampés en creux à l’aide d’une matrice, on en a trouvé à Cîteaux et au Thoronet, en France, et pareillement à Bonmont, en Suisse. Au XIIIe siècle, on fabriqua des carreaux vernissés ornés d’entrelacs, d’arabesques, de fleurs, le plus souvent en blanc sur fond rouge. À l’occasion de travaux de fouilles, on a trouvé un peu partout des carreaux de ce genre. Puis ce furent des carreaux à figures: animaux, chimères, personnages. Mais la fabrication en fut bientôt interdite par le chapitre général, comme contraire à la simplicité et à la pauvreté. Peu à peu cependant, comme ce fut le cas pour les vitraux, les règlements restrictifs tombèrent en désuétude. Et l’on vit apparaître des figures et des scènes de tous genres tracées avec beaucoup d’art. Plusieurs de ces carreaux étaient conçus pour être assemblés par quatre et former ainsi des figures complètes. On en vint même à découper des pièces de terre cuite de formes très compliquées pour former de la sorte de véritables mosaïques, comme on en a découvert à l’abbaye des Châtelliers en Poitou.

L’enluminure

À l’époque où Cîteaux vit le jour, un manuscrit ne pouvait pas ne pas comporter quelque ornement enluminé, ne serait-ce que les lettres initiales des différentes parties de l’ouvrage, peintes en plusieurs couleurs et agrémentées de quelque figure. Aussi, quand les moines de Cîteaux commencèrent à constituer leur bibliothèque, ils ne manquèrent pas d’orner leurs manuscrits de lettrines enluminées avec des figures de tous genres, dans lesquelles entrait pour une bonne part le bestiaire roman. Saint Étienne Harding, le troisième abbé, entreprit de réviser le texte de la Bible et le fit copier avec beaucoup de soin. Cette Bible est conservée à la bibliothèque de Dijon, en quatre gros volumes. Les deux premiers sont enluminés, mais ne contiennent que des lettres ornées de feuillages, dont les rinceaux se mêlent à des animaux fantastiques. À partir du tome III, on voit apparaître de grandes scènes à personnages illustrant les divers récits du texte sacré.

Il existe bien d’autres manuscrits cisterciens enluminés datant de cette époque, comme ceux de Clairvaux, conservés à la bibliothèque de Troyes. Mais, vers 1150, un statut du chapitre général décida que les lettres initiales ne devraient comporter qu’une seule couleur. Obligés de renoncer à l’enluminure, les copistes se contentèrent alors de réserver tous leurs soins à la pure graphie. Mais peu à peu, comme pour le reste, le règlement prohibitif ne fut plus observé. Tant il est vrai qu’il est impossible d’empêcher l’artiste d’exercer ses talents et de mettre en œuvre toutes les ressources de son esprit inventif. Et l’on vit réapparaître, dans les manuscrits cisterciens, les ornements en plusieurs couleurs et les grandes scènes à personnages, selon l’usage pratiqué partout.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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